Les achanteurs

Un achanteur, ou chanteur anti-lyrique, est un chanteur qui peut chanter, mais qui a choisi de ne pas chanter, tout en se produisant sur scène. Le résultat est appelé achant.
Typique de la Grande Période, le phénomène des chanteurs anti-lyriques (dit aussi des achanteurs) a aujourd'hui complètement disparu.
En voici un bref historique, sous forme de galerie de portraits.

 


Hubert Tornani Protta, l'achanteur des origines

Ce cas encore mal connu de non-vocalité est exceptionnel dans le cadre de la Birgoudelie de cette période, si peu encline aux arts vocaux en général (sauf le bel canto, mais ce n'est pas un art), et qui préférait de loin les pianos à boucle, non d'Orfilien Samazouilh, mais des pâles copies fabriquées chez le concurrent d'Orfilien. Mais passons. C'est sans doute à cause de l'indifférence générale, à la discrétion et au silence qui caractérise l'art musical Birgoudelien de l'époque que par réaction, le mouvement alyrique est apparu, et dans une zone marginale de la Birgoudelie du sud : les Pugli-Puglo.
Tornani Protta, de mère juive et de père inconnu, berger de son état, était analphabète et passait à peu près toute l'année sur la montagne avec ses bêtes . Il inhalait la laine de ses moutons pendant l'hiver pour se réchauffer, ce qui lui provoquait des crises d'asthme aussi violentes que répétées. Il se soignait en utilisant tout d'abord des invocations à Puranjali le Dieu des bergers dans cette région, invocation constituée de rites compliqués : se tremper nu dans un bassin de sang de mouton récemment égorgé, puis à l'aide d'aiguilles stérilisées se picoter la gorge tout en récitant l'alphabet rune très rapidement. Ensuite, lorsque cette opération est accomplie à un rythme soutenu et prolongé, il faut établir mentalement des listes d'objets commençant par certaine lettre choisie au hasard. L'efficacité de ces rites conjuratoires est telle qu'on en trouve depuis le sud de la Birgoudelie jusqu'au nord de la Transsylvanie, mais plutôt chez les prêtres, que l'on sait joueurs, dans cette zone du globe. Toutefois, Hubert Tornani Protta en perdit la voix, à force de chanter à gorge déployée, forçant sur des cordes vocales déjà malades, et en vint un jour ne plus pouvoir s'exprimer autrement qu'avec des râles prolongés et toussoteux. Il fut donc contraint de codifier ses râles en dessinant dans la terre mouillée toutes les lettres de l'alphabet et en les répétant associées à un râle choisi. Il arriva rapidement à un vocabulaire suffisant pour soutenir une petite conversation, avec diverses inspirations, expirations, toux, raclements de gorges, etc. Il ne manquait plus que l'aspect chanté si j'ose dire. Celui-ci apparut lorsque Tornani Protta ressentit le besoin de rechanter ses vieilles ballades. Elles lui vinrent naturellement à la bouche dans sa nouvelle vocalité. Le chant alyrique était né.

 


Yokono Namiura

 

Membre du club très fermé des chanteurs impériaux de l'île de Yagakaino Toibe, Namiura est le seul qui soit sorti du palais (en bravant l'interdit mortel). Mais s'il a été épargné, c'est aussi qu'il a fait vœu de silence complet. C'est ainsi qu'il a inventé le chant alyrique radical, celui qui non seulement est totalement inaudible, mais aussi totalement invisible, puisque le visage et le corps se doivent d'être totalement neutres, non-suggestifs. Il se produisait donc derrière un rideau, et totalement silencieux. Ses admirateurs accouraient, dit-on, "comme le vent porte le nuage qui enlace la Lune". Dans cette technique exigeante, on lui doit donc les récits pathétiques sur l'esclavage musical qui régnait sur l'île de Yagakaino Toibe, réunis dans le recueil Yabati Nokkomotanase. Riche de 23 chansons et de belles illustrations adessinées, ce recueil et aussi le seul à offrir une notation qui se soucie de la compréhension par un tiers : la complète blancheur immaculée des pages, l'absence totale de discours, d'information et de fioriture dans la pureté du non texte en fait un exemple de loin inégalé.
Il y a peu à voir entre la technique de Tornani Protta et celle de Namiura, n'était-ce les bases du chant alyrique : certes l'absence totale des cordes vocales, codification des inspirations-respirations, mais l'utilisation des différentes parties de l'appareil phonatoire pour développer un nouveau langage s'accomplit en direction opposée.

 


l'âge d'or
John Lionceau de Mornay


Né dans la noblesse lyonnaise ruinée, il commence tôt à chanter sur les fêtes foraines. Ses deux nez lui permettaient une respiration continue particulièrement fluide et silencieuse. On lui doit un répertoire pour double-nez particulièrement abondant, dans lequel on citera Respirez, ne respirez plus, chanson à trois demies-voix, et Puisque tu es si belle, pour chœur de basses mixtes et silencieuses.


Suzanne Froutsou


"Elle sera mieux au bordel, tiens ! " C'est à cette remarque de son père que Suzanne Froutsou (née Giselle d'Ambert-Minville, et morte Ernestine Anloi-Anloi) dut sa carrière d'anti-chanteuse lyrique.
A la maison close tenue par Madame Nicolle, au coin de la rue des Francs Bourgeois, il est était de tradition de ne pas parler, de ne pas faire de bruit, afin de préserver l'aspect sacré du lieu, et le recueillement des clients. Toutefois, des manifestations collectives existaient, et pour divertir les clients, en entr'acte, des numéros de variété se succédaient. Suzanne Froutsou n'ayant pas une belle voix, et étant plutôt habituée à s'exprimer en gloussant, elle développa son art quasi silencieux à l'abri de toute influence néfaste. Sa non-voix était exceptionnelle, son développement du souffle très étendu, ce qui lui permettait un registre expressif étendu, et ce bien sûr ! sans jamais faire vibrer ses cordes vocales ! Elle excellait dans les chansons mélodramatiques, qu'elle improvisait sur scène.


Anatole Gourmet


Mort au front, cet enfant de la balle a bien connu John Lionceau, il semble même que ses deux organes sexuels aient été la cause de disputes violentes entre les deux amis. Gourmet a peu chanté, préférant faire fortune dans les salons féminins où ses propriétés fantastiques lui ont assuré un revenu confortable. Anatole Gourmet a découvert son talent avocal en récurant son fusil. Le bruit singulier du frottement lui donna l'idée de l'imiter, ce qui faisait rire ses colégionnaires. De fil en aiguille, il parvint de plus en plus discrètement à imiter les bruits ambiants, jusqu'à être capable d'immerger ses auditeurs aux yeux clos tour à tour dans la jungle, le désert ou la forêt camarguaise, le tout dans un silence absolu, complet !
On dit de lui qu'il n'avait pas son pareil dans la romance alyrique.


L'exploitation silencieuse de l'achanteur : du mythe à l'esclavage.


Doué dans les affaires, le jeune Philipol, fils de Philipol, comprit avant tout le monde l'intérêt de l'exploitation des canaux à des fins musicales.
Il installa donc des petits orchestres constitués de cors lourds et d'orgues ronflants, qu'il faisait déambuler lentement, avec dignité, sur les canaux de sa cité. Peu après, et devant le succès de l'entreprise, il prolongea les soirées d'été par d'émouvants cortèges d'achanteurs, dont la discrétion même assurait un paisible repos aux riverains ensommeillés. Du reste, chef d'entreprise sans pitié, il avait la réputation d'organiser les répétitions sur les bateaux eux-mêmes, et aux bout de quelques fausses notes répétées avec trop de négligence, la sentence ne se faisait plus attendre : un petit plongeon dans la rivière aux caïmans, et l'achanteur disparaissait à jamais, poussant d'abominables cris silencieux. La pratique se fit savoir, et bientôt il était courant de voir une foule de badauds sur la rive guetter le moment où l'achanteur, pris de stress, ou trop fatigué par ses huit enfants (chaque achanteur a huit enfants, c'est une règle pour faire partie de la corporation des achanteurs) ou épuisé par les nombreux concerts et prestations qu'il lui fallait accumuler pour faire vivre disons une épouse dispendieuse par exemple ; donc le moment où l'achanteur, ouvrant sa bouche sur l'infini laisse échapper une fausse note dont le silence même fracasse l'air et écrase les oreilles de Philipol. Rapidement, le fautif, malgré ses gesticulations pathétiques, se retrouve ligoté par ses collègues et plouf, seul son audible depuis le début de la répétition, son corps lourd et nerveux se dandine, dans l'espoir de rejoindre la rive avant de se faire dévorer par les reptiles ; espoir vain du reste puisqu'aurait-il rejoint la rive, le public lui aurait fait ressentir le goût de l'eau par quelque coup de pied tonique.
On dit, et c'est sans doute exagéré, que Philipol a fait son succès sur cette cruelle sélection, et que ses talents de chef d'achanteurs étaient on ne peut plus douteux. Rien ne permet plus de vérifier une telle assertion, Philipol étant tombé à l'eau malencontreusement, et personne n'est venu à son secours.


Le déclin des achanteurs : l'école de Franginos


Sur l'île grecque de Franginos est née l'école de chant alyrique connue sous le nom d'école de Franginos-Coupelle.
Les chanteurs étaient recrutés enfant, et suivaient un apprentissage exigeant selon la méthode Tornani Protta. Une coupelle était à leur disposition pour cracher et boire si besoin. Cette coupelle est devenue le signe de reconnaissance des élèves de l'école de Franginos au moment de la grande répression des achanteurs par les lyriques.
Les lyriques (qui finiront par gagner) pousseront les alyriques à s'expatrier ou à devenir lyriques (la honte suprême !). C'est le déclin des achanteurs, dont les derniers éclats brilleront dans des contrées lointaines, hors d'atteinte des lyriques.

 

Yismaar Liiydnaar Hbel Shib


Premier de la courte lignée de chanteurs aphoniques de la Caucasie interne , Hbel Shib avait, dit-on, la capacité à subjuguer son public sans émettre un seul son, même pas de souffle ni de halètement, par simple mouvement des lèvres, suggestif, et infiniment varié. Cet art subtil s'est perdu avec l'arrivée du train, qui a véhiculé de nombreux chanteurs à voix. Le goût pour les chanteurs avocaux a vite été supplanté, ici comme ailleurs.


Otto von Klaus

Baron sanguinaire, ami de Repher et de Gross, von Klaus conservait le souvenir de ses libations de la veille au soir par l'audition de non-chants issus directement des hurlements de ses victimes le lendemain matin pendant son demi-sommeil, afin d'abolir toute solution de continuité, et de réaliser un doux écrin à ses rêves. A la fin de sa vie, préférant les jeunes garçons, il les faisait fouetter à l'aube (afin que la voix soit plus rauque) et faisait noter avec précision le résultat sonore par d'autres garçons, et les écoutait le soir, afin "de donner un doux écrin à ma journée, et m'endormir comme je me suis réveillé", écrivait-il à son ami Jacquot-Jacques. L'adolescent qui était le plus proche de la réalité avait quelque avantage matériel, tandis que le dernier se faisait fouetter le lendemain, etc. Malgré la qualité extraordinaire du résultat, il s'agit déjà d'une édulcoration du chant alyrique, puisque les cordes vocales étaient parfois employées.


Une résurgence tardive de l'achant : le transformisme de Rototo, & les instruments sans son.

Issu d'une famille d'achanteurs, et sans doute éduqué comme tel, Rototo (56 AG, 58 AG filingre) (de son vrai nom Otto-Rifried Rable Barshaft 2390 AG-2399 AG non filingre) a élaboré un numéro très typique de la fin de l'achant, composé d'une simulation d'émasculation, d'énucléation combinés à l'achant. Comme on peut l'imaginer d'après les documents qui restent de ces performances (accomplies devant un public choisi, la nuit, en privé, dans des parcs, des musées désaffectés, etc.), il s'agissait plus d'un théâtre comique qui singeait les pratiques sado-masochistes des derniers achanteurs, que d'une véritable performance d'ordre avocale. Les cordes vocales étaient d'ailleurs reliées à des amplificateurs disposés aux quatre coins de la pièce, et le moindre mouvement de Rototo les stimulait. Ces mouvements avocaux n'étaient pas provoqués par une partition, des hauteurs, des rythmes, mais par les élans de douleurs provoqués par des assistants, déguisés en bourreaux et médecins, et qui accomplissaient sur Rototo toutes sortes de parodies d'exactions. On ne saura jamais la part de la simulation, celle de la douleur réelle, l'interaction entre le rite, la musique et l'implication du corps, tout ceci étant indissociable, mais il semble que Rototo disparut après une série de performances appelées "Rototo Kilpperst sich", kilpperen étant un mot de code pour "se détruire, aller plus loin", ou dans certaines régions du nord de la Saxe, "faire la fête". Ceci laisse à penser que le corps était vraiment mobilisé et la simulation occasionnelle.
Il avait dans son public, des personnalités notoires, du monde politique, du spectacle, etc.
Notamment un préfet, mr R., dont nous tairons le nom par égard pour sa famille.
Mais le préfet Repher n'était pas seul : on voyait aussi le comte de Filigrade, Mme Nicolle, et j'en passe.

Rototo n'était pas seulement adepte du sordide.

L'un des clous de ses spectacles était, toujours selon les récits des spectateurs, sa transformation en femme. En effet, loin de se contenter de se grimer, Rototo se transformait chaque fois réellement en femme sur scène. Il obtenait, grâce à la puissance de suggestion de son esprit, une poussée hormonale telle, une métamorphose si complète que, dit-on, "il était capable de faire l'amour à une femme au début d'un spectacle, et à un homme à la fin". S'entend d'une manière hétérosexuelle, bien entendu.
Rappelons que tout cela s'opérait, fort heureusement, dans le silence absolu imposé par la règle d'or de l'achant ! Ses mentors, selon ses propres dires, étaient surtout des témoins invisibles, qui le secondaient dans toutes ses actions et pensées. Il agissait selon leurs regard (l'enseignement d'un achanteur est silencieux), selon leurs actes, tentant même de les concilier lorsque ceux-ci n'étaient pas d'accord. Ils étaient médecins, chirurgiens, experts en changement transgenre, et formaient le cercle très fermé des Rototo's fans. Quelle fascination, quel émoi, n'est-ce pas ! Nous ne savons pas quels artifices de mise en scène il utilisait, ni si le public pouvait deviner quoi que ce soit de sa technique, ces années de début de carrière étant assez mystérieux encore pour les chercheurs.
L'école fondée par Rototo au début des années 34 AG avait, soi-disant, pour but de former des jongleurs, dompteurs et chasseurs de tête. En fait, peu de gens s'intéressaient à ces métiers éculés, en revanche l'éviration ou la machisation, alors oui, cela attisait la curiosité et l'appétit de jeunes circassiens ambitieux. Quoiqu'interdite, la technique de changement de sexe sans opération chirurgicale fut enseignée, au moins à mots couverts, pendant des années, dans les cours et Travaux Pratiques de Rototo, jusqu'à l'affaire Jacquot Jacques.
Jacquot Jacques, fils de Jacques, venait de Sicile, et était rentré premier de sa promotion à l'école de Rototo. Il était capable de faire des cabrioles en arrière, et même de jouer de la guitare automatique, en faisant semblant de jouer ce que la guitare jouait spontanément. Ou encore il pouvait manger n'importe quoi par le nez. Il a aussi passionnément étudié les nuages, dans son ouvrage De cumpendiumnis Naturalibus Bobo. Sa thèse climatique se résume par les mots :

 

Regarde-moi, nuage, comme je change vite !

 

Il était fort fier de ses dons, et comme on le comprend.
Toutefois un problème survint quand il fallut se transformer en femme, car Jacquot Jacques, dans sa grande innocence d'enfant surdoué, ne savait pas ce que c'était. Mais discipliné, (et comme tous les fils de Jacques), il se tint coi pendant toutes les explications de Rototo, et au moment de se mettre à l'épreuve, il y alla trop fort, et ne sachant s'arrêter, il passa au-dessus du statut de femme, si l'on ose dire, et se transforma en double araignée inverse sublime, qui n'est autre que le troisième genre de l'humain, (fort peu représenté toutefois). Emoi, stupeur, colère, Rototo et ses disciples ne surent que faire de cette créature à l'intelligence illimitée : Jacquot Jacques ne pouvait plus revenir en arrière tout(e) seul(e) personne ne pouvait l'aider. Or quiconque tenterait la même expérience (à supposer même qu'il réussisse) ne pouvait guère espérer plus de lucidité dans ce même état, et donc risquait le même sort : l'impuissance à revenir en arrière.
La double araignée Jacquot Jacques vécut d'abord cachée parmi les élèves de Rototo, qui essayaient de la tenir éloignée du monde, tissant sa toile dans un coin de la salle d'agrès, mangeant souris et petits chats apportés discrètement.
Mais bientôt son comportement s'altéra et il était clair que Jacquot Jacques devenait de plus en plus une araignée, et de moins en moins un humain, de quelque sexe que ce fut : il attaqua un élève, fit sa toile sur l'ensemble du plafond du gymnase...
Bientôt l'inéluctable arriva : une jeune fille qui passait par l'école sans connaître un traître mot de cette triste histoire fut prise dans l'une des nombreuses toiles gluantes et géantes de Jacquot Jacques, qui ne mit pas longtemps à la violer d'abord, puis à la dévorer. Ceci fut une grande joie pour Hans Righ qui pouvait compléter enfin ses études et observations sur Jacquot Jacques en araignée double sublime, mais un grand problème pour Rototo, car comment nourrir Jacquot Jacques désormais ?
On ne pouvait guère imaginer des sacrifices successifs des élèves, malgré les nombreuses et véhémentes propositions des intéressés dans ce sens : une école vit avec des élèves, pas avec des morceaux de bras épars, échappés à la gloutonnerie d'un étudiant transformé en double araignée inverse, cela tombe sous le sens. Il fut donc décidé à huis clos, de se débarrasser de Jacquot Jacques, de la manière la moins douloureuse possible. On le conduisit donc de nuit dans la forêt, après lui avoir mis un bon coup derrière le crâne pour le mettre hors d'état de nuire, et on l'abandonna là, dans l'espoir qu'il mènerait une digne et honnête vie de double araignée, absorbant quelque sanglier de temps en temps. Personne ne sait ce qu'il en advint.
Brisé, Rototo abandonna l'enseignement pour se consacrer uniquement à son art, qu'il tourna de plus en plus vers l'art des sons, et c'est de là que datent ses plus belles conquêtes sonores : la Symphonie hubertine, la Cantate à J.J. (l'identité de ce J.J. reste toujours inconnue, et sujette à de longs débats entre spécialistes), toutes construites sur le modèle de la résonance de cordes vocales (n'oublions pas que toute l'œuvre de Rototo était fondée sur cette poussée, cette contrainte extérieure pour produire du son).
Rototo est mort, sans doute ; il a disparu dans la forêt de Jacquot Jacques.

 

Autour des achanteurs

 

Inventés il y a maintenant 45 ans AG, les instruments sans sons consistent en ceci : ils ressemblent à des instruments traditionnels (violon souple, violoncelle électrique etc.) mais n'émettent aucun son, quelle que soit la position, les manipulations dont ils font l'objet. On ne saurait trop se demander quelle en est l'utilité, mais pour cela Maître Gafrier, concepteur d'instruments sans son nous répond :

 

"Historiquement, il s'agissait de soutien harmonique au rude travail de justesse des achanteurs. Mais aujourd'hui il s'agit de travailler le silence inhérent à chacun des instruments sonores, qui confrontés à leur frère muet changent rapidement d'avis, croyez moi. (il rit)"

 

Des instruments éducatifs, en quelque sorte.


"Oui, et utiles pour la rééducation". Pensez par exemple aux vieilles machines qui font du bruit, bien malgré elle, par pur laissez-aller. Eh bien, grâce à nos instruments sans sons, elles retrouvent leur dignité."
"Nous transformons aussi les instruments en instruments sans sons : en remplissons des violons de plâtre, ou en bouchant définitivement les clarinettes, etc. C'est efficace, et dissuasif ; Les godelureaux qui voudraient reprendre les cliquetis, sifflements, et autres gargouillis mécaniques des instruments sont Gros-Jean comme devant, mon bon monsieur."
Un entreprise fort philanthropique, en d'autres termes.
Merci, monsieur Grafier !

 

— Mais, dites nous, monsieur Grafier, dans quelle circonstance peut-on entendre les instruments sans sons ?


— Mon jeune ami, c'était il y a bien longtemps, à l'époque des interludes majeurs.
D'abord attraction de courte durée destinée à soulager le public pendant les manifestations sérieuses, comme les exécutions au violoncelle électrique, où les chasses au bombophone, l'interlude majeur était constitué rarement de plus de quelques vers éructés bruyamment, tout d'abord à l'envers, puis chantés, puis ris , puis enfin, si personne ne les reconnaissait, enfin, énoncés clairement. Le bon interludeur était à l'époque celui qui savait jouer avec l'incompréhension du public, suffisante pour conserver sa curiosité, mais aussi assez courte pour ne pas le décourager. Devant le succès remporté par certains de ces interludeurs, notamment la famille Riboulin, grand-père (Roger), père (Roger), fils (Roger), et belle soeur (Rogere-Anatola), l'interlude majeur s'est bientôt amplifié jusqu'à atteindre les 15, 20 minutes, et bientôt devenir la partie la plus importante des après-midi-spectacles. Ainsi les joueurs de violoncelle électrique devaient-ils rivaliser de virtuosité et de contorsions (tout en jouant merveilleusement) pour attirer l'attention d'un public qui accordait finalement quasiment jamais la grâce au condamné. Tandis que l'interludeur, aidé par son fidèle rifleur (sorte de rabatteur, bonimenteur et danseur), avec peu d'effort, et sans risquer sa vie pouvait captiver une foule et accéder à une belle carrière.
Cette belle tradition a disparu lorsque, nécessitant elle-même des pauses (des interludes), elle s'est figée dans une démonstration de virtuosité vocale, alors supplantée par l'apparition des achanteurs.
 

Errance des demis-chanteurs

Les achanteurs ayant été contraints de se convertir au chant d'une manière plus ou moins rude, certains d'entre eux s'en sortirent pas mal, parvenant à développer une seconde carrière, et se créant une nouvelle clientèle. Mais d'autres, plus intègres, ne se départirent pas si facilement de leur idéologie achanteuresse. Le résultat fut, pour la plupart de ces malheureux l'exil, vers des contrées moins rigoureuses.

 

 

 

Là, ils développèrent des maisons en bois, des huttes, des villages entiers dévolus entièrement au silence, à l'achant, à la non parole. Cette philosophie s'accompagnait de mesures coercitives à l'égard des rieurs, bruyants, brouillons, et autres manifestants vocaux intempestifs qui étaient éliminés du village si les corrections physiques restaient sans effet (flagellation, amputations, scarifications etc). Dans certains de ces villages on assista bientt à une dérie du principe des achanteurs, c'est à dire que tout ce qui faisait du bruit était condamné.

 

On supprima ainsi les outils, les claquements de porte, le vent qui soufflait devait être arrêté aussi silencieusement, etc. Malheureusmenet, cette quête sans fin était vouée à l'échec, et malgré les règles de plus en plus strictes imposées par les autorités para-cléricales, le son ne parvenait pas à se faire oublier. C'est ainsi que le jeune Strombifou, (connu seulement par ce sobriquet, son vrai nom étant Aristide-Philibert André) accomplit une révolution qui changea du tout au tout la physionomie de ces villages. Il décréta simplement que celui qui faisait du bruit intentionnellement devait être corrigé en fonction de la nature de ce bruit.

 

Si c'était un bruit de catégorie A, par exemple chute de pierre, hurlement de joie, la peine devait être lourde. S'il s'agissait d'un son de catégorie B ou C (chuchotement, glissement sur la neige, froufrou d'une jupe), alors l'accusé pouvait bénéficier d'une remise de peine : quelques semaines de travaux d'interêt général (colmatage de fenêtres, rembourrage de routes, pénétration de moteurs à explosion, etc.). assouplissement considéré comme une trahison par les ultras, comme une bouffée d'oxygène par une jeunesse toujours sensible aux révolutions, le dogme de Strombifou fit des émules un peu partout et s'imposa comme le Nouveau Règne de Achanteurs Assouplis.